Appartements
Ce que j’aime chez Wong Kar-Wai c’est les appartements. N’en déplaise aux auteurs de guides de voyage ou de manuels de géographie plutôt médiocres qui, comme moi, pensent utiliser cette tournure avec originalité, ces logements sont effectivement aussi ici de véritables lieux de contrastes. L’ombre et l’obscurité s’opposent aux couleurs éclatantes des murs, des lumières et des vêtements. Cette froideur, mêlée à la bizarrerie de leurs agencements et des objets qu’ils contiennent dessinent un environnement intriguant. On rêve d’explorer ces labyrinthes obscurs et pourtant étrangement réconfortants.
À l’instar de ces appartements, Wong Kar-Wai offre à son spectateur un véritable dédale cinématographique. Dans Nos Années Sauvages, le spectateur se laisse porter par le courant d’émotions et de rencontres vécues par les personnages. Ce nœud indémêlable constitue le noyau dur d’une intrigue au fil rouge infini.
Divagations oniriques
Comme dans un rêve, on ne sait pas vraiment comment le film commence. À vrai dire, on ne comprend pas tout à fait sa conclusion non plus.
Confortablement assis dans son doux siège rouge, perdu dans une foule entièrement constituée de deux ou trois sexagénaires, on se retrouve violemment projeté dans un stade de basket hongkongais en proie à une joute verbale inégale – parfois un tantinet oppressante – où un Yuddi carnassier s’avise avec aisance de remporter une victoire romantique. De ce point de départ quelque peu classique progresse une déambulation onirique extraordinaire – illustrant merveilleusement le génie du réalisateur.
Tout au long du film, une certaine sensation de légèreté envahit le spectateur. Qu’il s’agisse des transitions narratives d’un personnage à l’autre ou bien de l’alternance entre violence et contemplation, l’on se laisse bien volontiers porter par les rebondissements de l’intrigue. Le spectateur se promène sans n’avoir aucune emprise sur les personnages, et pourtant ce manque de contrôle n’est en aucun cas perturbant. Contrairement à ce qu’un réalisateur brechtien aurait préconisé, le lien entre le spectateur et l’écran n’est jamais rompu. La bande originale toujours très pertinente, les disquettes de Yuddi et la sentimentalité profonde de tous ces personnages constituent une enivrante mélodie flottant dans l’air. Le film durant, tout semble cohérent, presque réel, mais cette fluidité d’une légèreté insolente précipite la prise de conscience post-visualisation de son caractère onirique.
Hong Kong oppressante
Mais est-ce vraiment un rêve ? La ville de Hong Kong dépeinte dans Nos Années Sauvages n’a rien du cadre idyllique imaginé par beaucoup d’entre nous, étudiants de deuxième année à Sciences Po. Comme dans nombreux de ses films, c’est une Hong Kong claustrophobique qui se présente à nous. Les appartements faiblement illuminés et un temps quelque peu sinistre participent à la création d’un sentiment d’oppression. Miroir des âmes en peine dépeintes par le film, la ville se revêt d’un manteau morne et lugubre. Cette angoisse ne fait qu’empirer au fur et à mesure que l’intrigue progresse. Au fil des jeux de miroirs et de plans mettant en perspective les visages des personnages, le réalisateur donne à son film une certaine horizontalité. Les protagonistes se mélangent, s’assemblent, jusqu’à ce que le spectateur ne puisse plus que difficilement les différencier. Tous sont rassemblés dans leurs chagrins, produisant une sorte de mare de vices, de regrets, de déceptions.
Le bonheur dans le malheur
La trame du film est principalement portée en avant par une quête inlassable de bonheur. Ou plutôt, les personnages semblent n’avoir d’autre choix que de se satisfaire de leur malheur et y trouver une part de bonheur. La misère serait inévitable. Chaque personnage a des raisons à sa détresse, seules les réactions à ce triste sort diffèrent. Yuddi pense pouvoir trouver dans la liberté du choix de ses femmes un certain réconfort, maigre certes, mais satisfaisant tout de même. Fuyant la stabilité monogamique, il se dissimule derrière le rempart qu’il s’est dressé, celui de la prétention illusoire à un amour absolu et universel. Il ne sait départager les femmes qu’il aime. Triste malédiction… Seul un lointain espoir le contente, celui de la rencontre de sa mère biologique, vraisemblablement l’unique perspective d’apaisement de son âme. Les autres personnages aussi ont du mal à accepter le poids de la vie qu’on leur aurait imposé. Tide voulait être marin, il est policier. Li-Zhen était heureuse à Macao, elle est à Hong Kong.
Choisir sa voie (alerte spoiler)
Malgré tout, les personnages semblent demeurer responsables des voies qu’ils entreprennent.
Yuddi dit : “Je pensais qu’il existait un oiseau qui, une fois né, volerait sans discontinuer. Il ne se poserait qu’une seule fois : à sa mort”. Cette phrase traduit une volonté de linéarité : on naît, on vit, on meurt. On ne peut pas se tromper, tout est déjà tracé. Mais l’entêtement de Yuddi lui portera préjudice : si la naissance et la mort sont inévitables, le chemin que l’on trace tout au long de sa vie ne l’est pas. Il dépend d’un choix qui n’est pas toujours le bon. Avant de mourir, Yuddi se rend compte que la vie qu’il a décidé de mener n’était qu’un long mensonge, une malédiction imposée par lui-même : “En fait, l’oiseau n’est allé nulle part. Il était mort depuis le début”. Enfermé dans une image de la virilité stéréotypée, il ne pouvait se dérober à sa détresse.
Réduire le bonheur d’une vie à une minute: celle avant 15 heures
“Le 16… Le 16 avril. Le 16 avril 1960, une minute avant 15 heures, tu es avec moi.
Grâce à toi, je me souviendrai de cette minute. À partir de maintenant, nous sommes amis pendant une minute. C’est un fait, tu ne peux pas le nier. C’est fait.”
Ce qui fait la beauté des films de Wong Kar-Wai, c’est aussi la poésie qu’il confère aux événements quotidiens dépeints à l’écran. Nos Années Sauvages ne fait pas exception à la règle. Tout le bonheur d’une vie pourrait être concentré dans des rencontres précises, à un moment précis, et dans un état d’esprit précis. Est-ce le moment qui nous fait vibrer ou plutôt la foi en l’illusion de son immortalité? Alourdie de symbolisme, remplie d’émotions, Li-Zhen hisse sa minute passée avec Yuddi comme le paroxysme de sa vie terrestre, donnant du sens à ce qui lui reste à vivre. Courts instants d’une légèreté absolue, fusion des corps et des âmes en peine, une minute suffit. Les rencontres sont réconfortantes. L’insignifiance des sujets abordés par Tide avec Li-Zhen crée cette ambiance apaisante. L’excitation liée à l’impénétrabilité initiale de l’interlocuteur et la conscience du caractère éphémère de cet instant renforcent l’intensité du moment.
Avec Wong Kar-Wai, lorsque l’on quitte la salle de cinéma, on est toujours persuadé que quoi que feront les personnages par la suite, leurs perceptions, leurs opinions et leurs rapports au monde resteront inchangés. Leurs vies peuvent se terminer, cela ne changera rien. Le voyage initiatique est achevé. C’est peut-être à cet étrange sentiment de satisfaction que l’on reconnaît un bon film.
Par Matteo De Domenico