L’insoupçonnable vertu de la vulnérabilité
Synopsis
Afin d’aider à traduire les nazis en justice, l’agent du gouvernement américain T.R. Devlin (Cary Grant) recrute Alicia Huberman (Ingrid Bergman), la fille d’un criminel de guerre allemand condamné pour espionnage.
Alors qu’ils commencent à tomber amoureux l’un de l’autre, Alicia reçoit pour instruction de gagner l’affection d’Alexander Sebastian (Claude Rains), un nazi qui se cache au Brésil. Alors que Sebastian prend au sérieux sa relation avec Alicia, les enjeux deviennent de plus en plus importants et Devlin est contraint de voir la femme qu’il aime feindre un amour pour ce haut dignitaire nazi.

Analyse textuelle
La pression du sentiment humain
Dévorés par le doute, rongés par l’insécurité, les personnages des Enchaînés errent dans un environnement qui leur est particulièrement hostile. Ici, Hitchcock dépeint à merveille les conséquences auxiliaires de la vie humaine, ne découlant non pas de l’existence en soi, mais plutôt de la raison des Hommes et des règles qu’elle produit. Dans un monde fait d’apparences, de jugements et de règles, les personnages du film Les Enchaînés peinent à imposer leur personnalité et à assumer le contrôle de leur vie. Initialement otages du regard que l’on jette sur eux, ils décident de se retirer confortablement dans un faux-semblant d’insouciance. C’est un mécanisme de défense lâche, qui laisse entrevoir son manque de substance. Les personnages n’adhèrent pas au rôle qu’ils se sont donné, ils y sont précipités. Du fait de la récente condamnation de son père et du poids des soupçons pesant sur elle par la suite, Alicia décide de faire preuve d’un sarcasme et d’un détachement implacable. Elle manifeste sa misanthropie et joue avec sa vie au volant de sa voiture. Heureusement, Hitchcock ne laisse pas son public en peine. Le spectateur paresseux se voit rapidement contraint d’abandonner une explication quelque peu essentialiste du comportement des personnages. En effet, leur noirceur ne trouve pas son origine dans une nature intrinsèquement pessimiste. Le réalisateur introduit tout un niveau de complexité.
La rencontre des deux personnages est un événement déclencheur, libérant soudainement chez les deux âmes en peine une violente volonté de libération – ou devrais-je dire, de désenchaînement. Durant 101 minutes, les deux personnages livrent un combat acharné aux forces extérieures auxquelles ils sont soumis. Le manque de confiance en soi, l’affaissement sous le poids des dogmes moraux sont péniblement repoussés sous l’effet d’une pulsion émancipatrice. Le regard des hommes, insensible et dénonciateur torture Alicia, qui se cherche douloureusement un rôle et une valeur. Elle serait trop frivole, trop manipulatrice, trop faible d’esprit… Les soupçons insistants, envahissants des reporters, du public et des lois de la bonne conscience se déversent sur ses épaules. Une cascade noire, teintée de toute l’hypocrisie que contient l’éthique humaine, s’abat sur elle. Ainsi, la mission qu’elle accepte de remplir, bien que terriblement réductrice et asservissante, apparaît alors comme une ultime plaidoirie pour convaincre le monde de sa propre innocence et de son droit à une vie loin du regard des hommes et de leur hypocrisie morale.
L’Autre comme libération
Bien que prévisible, l’amour qu’éprouve Alicia et Devlin l’un pour l’autre est d’une rapidité surprenante. On ne peut savoir si la venue impromptue de cet amour est due à la volatilité de leurs émotions ou si elle est plutôt la manifestation de leur désespoir commun. Mon interprétation pencherait plutôt pour la deuxième hypothèse. La présence de l’autre, et sa reconnaissance se présentent comme une nécessité, permettant l’émancipation des deux personnages. C’est une relation réciproque, profondément interdépendante, le regard de l’autre se substituant brusquement au regard des hommes. Désormais, seul ce regard compte, mais la pression qu’il exerce et les conséquences pouvant en découler sont décuplées.
Le parcours d’Alicia illustre peut-être l’importance de la vulnérabilité. Ce n’est pas une vulnérabilité imposée, douloureuse. Non, c’est précisément le choix de cette fragilité qui donnerait à la vie tout son sens. Paradoxalement, l’abandon de son propre sort aux mains de Devlin permet la rédemption d’Alicia. C’est en se soumettant au jugement de l’homme qu’elle aime qu’elle parviendra finalement à se libérer des chaînes du monde humain.
Les Enchaînés d’Hitchcock sera projeté au Studio du 26 octobre au 8 novembre – 3 rue du Général Sarrail, Le Havre.
Par Matteo De Domenico