On connaît mieux les résultats militaires et diplomatiques des guerres de l’Opium, qui opposèrent la Chine à la Grande Bretagne, que les raisons profondes de leur déclenchement.
L’Empire Chinois s’est replié sur lui-même depuis les derniers souverains Ming. Il a ensuite été conquis par les Qing en 1644, des souverains d’origine mandchoue, qui constitueront la dernière dynastie régnant sur l’Empire du Milieu. Tout commence comme souvent par l’économie et par un sérieux malentendu diplomatique. La Compagnie des Indes Orientales perd de l’argent… Les achats massifs de thé de Chine au XVIIIe siècle avoisinent 20.000 tonnes par an, vers 1750, et plus de 300.000 tonnes en 1800. Ils ne sont compensés par aucun commerce au bénéfice des Anglais. En Septembre 1793, le roi d’Angleterre, Georges III, poussé par les marchands de la City, envoie vers la Chine une ambassade de prestige. A sa tête, il place Lord McCartney (1737-1806). Les vaisseaux britanniques emportent vers l’Orient des cadeaux destinés à impressionner l’empereur lettré Qing Qianlong (1711-1799). Depuis des années, la balance commerciale britannique est en effet déficitaire avec de la Chine. Les Anglais importent du thé, des soieries des porcelaines, des laqués et des objets de luxe en grande quantité. Les Chinois, protégés par un système verrouillé de monopole d’Etat -qui encadre strictement le commerce (Système des Co-hong, une guilde fermée de douze marchands), n’achètent pas les biens manufacturés des Britanniques. L’ambassade de McCartney se compose de scientifiques, de médecins, d’artistes, de militaires, et le diplomate apporte de nombreux cadeaux, destinés à montrer à l’Empereur la supériorité artistique et technologique anglaise.
L’ambassade tourne cependant au fiasco : La cour et l’Empereur Qianlong considèrent ces étrangers, qui viennent sans invitation et chargés de présents, comme des inopportuns et, pire encore, comme des tributaires, selon la longue tradition chinoise des liens de vassalité.
McCartney réclame au nom du Roi Georges III l’accréditation de diplomates, la permission pour les missionnaires de venir en Chine et surtout, l’ouverture de ports à un négoce direct et libre d’intermédiaires, et enfin un privilège d’extraterritorialité pour les Anglais en Chine.
Qianlong, vexé par l’attitude des Barbares anglais rejette en bloc toutes les demandes. L’ambassadeur refuse quant à lui de faire le Kowtow, le salut cérémonial à la cour, devant Qianlong. Il méprise les cadeaux que celui-ci adresse à Georges IIII, notamment des pièces en jade précieux. Qianlong de son côté dénigre les présents, affirmant haut et fort que la Chine n’a pas besoin de pacotille anglaise et dispose de tout ce dont elle a besoin sur son territoire.
MacCartney repart, éconduit et humilié, avec une lettre pour le Roi d’une incroyable dureté. Le fils du dragon s’adresse avec véhémence au « Barbare qui règne sur un petit pays entouré de vagues, et qui a besoin des productions du Céleste Empire » – qui, en retour, n’a que faire des produits anglais. La chancellerie britannique ne daigne pas répondre à ce camouflet.

Dans son isolation splendide et son rêve d’autarcie, la Chine vient de mettre en route une machine infernale, visant à l’affaiblir de l’intérieur avant de la réduire à un statut semi-colonial. Pour les dirigeants d’aujourd’hui et pour la population dans sa grande majorité, le XIX sera tenu pour le Siècle des Humiliations, un stigmate à effacer – dans l’histoire millénaire de la Chine – pour ses nouveaux dirigeants. La position ferme de Qianlong passe ses successeurs politiques. Une seconde ambassade, en 1816, échoue à son tour, une nouvelle missive toute aussi déplaisante est même adressée au Roi. La Chine y réaffirme son refus de s’ouvrir davantage au commerce international. Lord Amherst, qui ne s’est pas davantage plié au rite du Kowtow, repart les mains vides. “La Cour céleste ne tient pas pour précieux les objets venus de loin, et toutes les choses curieuses et ingénieuses de ton royaume ne peuvent non plus être considérées comme ayant une rare valeur. A l’avenir, point ne sera besoin de commettre des envoyés pour venir aussi loin prendre la peine inutile de voyager par terre et par mer” écrit clairement en 1816 l’empereur Qing Jiaqing au roi d’Angleterre.
Une idée a germé dans l’esprit des Britanniques. La Compagnie des Indes Orientales s’apprête à mettre l’Inde en coupe réglée après en avoir chassé les Français. Le modèle est simple, faire produire de l’opium en Inde dans les régions dominées, notamment au Bengale, et l’introduire en contrebande en Chine. La Compagnie est déficitaire en raison de l’inflation de la demande pour les biens chinois. Le bénéfice serait double : combler le déficit commercial et affaiblir la Chine en rendant dépendant un grand nombre de ses habitants à la drogue acheminée clandestinement. Cette stratégie remplacerait avantageusement les négociations diplomatiques qui ont échoué et produirait à terme des profits impressionnants.
« Une compagnie anglaise créée en 1600, la Compagnie des Indes Orientales, réussit à survivre à diverses crises grâce à l’instauration, en 1773, d’un monopole officiel sur la production d’opium. Elle intensifie le commerce de cette drogue avec la Chine. En soixante ans (1770-1830), la vente de ce produit passe de 1,3 tonne en 1775 à 1275 tonnes par année, on culmine avec 1500 tonnes en 1830. Cela représente les 2/3 des recettes indiennes de la compagnie et, pour l’Angleterre, le 1/7 des revenus totaux en provenance des Indes. » (De Histoire de l’opium). Si la consommation d’opium a toujours existé en Chine, elle est décuplée par l’offre qui inonde le marché. Les autorités prennent rapidement la mesure du danger. Du côté de la couronne, l’immoralité d’un tel trafic n’entre pas en ligne de compte, du moment que les comptes se rééquilibrent au profit de la Compagnie des Indes, les Chinois se mettant à dépenser l’argent thésaurisé pendant des décennies pour acheter de l’opium.
Le péril économique et social poussera à des mesures drastiques. Un mandarin écrit en 1830 dans un rapport à l’Empereur : « L’âme de la nation se détruit. Dix millions de taëls sortent chaque année pour abrutir un nombre croissant de Chinois. Si Votre Majesté laisse traîner les choses, la Chine ne disposera plus bientôt ni de soldats pour la défendre ni d’argent pour payer leurs soldes.» En 1838, l’opium importé clandestinement atteint un volume record de 2000 tonnes. Des millions de Chinois consomment de la drogue, un fléau qui affecte alors toutes les classes sociales. La fuite du métal d’argent contribue aussi à appauvrir le pays. Le paiement des salaires, les transactions, se font maintenant en sapèques, la monnaie de cuivre, faute d’argent. La situation sanitaire s’aggrave en proportion. Une partie de la population chinoise, trop atteinte par les ravages de la consommation de l’opium, devenue une addiction à l’échelle du pays, n’est plus en mesure de travailler.
Lin Zexu (1785-1850) constate même les effets du manque chez ses éminents collègues. Ce haut fonctionnaire impérial, sous le règne de Qing Daoguang (1782-1850), en appelle à la reine Victoria :
« [Mais] il y a une catégorie d’étrangers malfaisants qui font de l’opium et l’apportent pour le vendre, incitant les sots à se détruire eux-mêmes, simplement en vue d’en retirer du profit. Auparavant le nombre des fumeurs d’opium était petit ; mais maintenant ce vice s’est répandu partout, et le poison a pénétré de plus en plus profondément. S’il est des gens stupides pour céder à ce besoin à leur propre détriment, c’est eux qui ont causé leur propre perte, et dans un pays aussi peuplé et florissant, nous pouvons nous passer d’eux.
Mais notre grand Empire Mandchou unifié se considère responsable des habitudes et des mœurs de ses sujets et ne peut rester satisfait en les voyant victimes d’un poison mortel. Pour cette raison, nous avons décidé d’infliger des peines sévères aux marchands d’opium et aux fumeurs d’opium afin de mettre un terme définitif à la propagation de ce vice. Il semble que cette marchandise empoisonnée est manufacturée par certaines diaboliques personnes dans des endroits soumis à votre loi. Naturellement ce n’est pas selon vos ordres qu’elle est faite ou vendue. Ce n’est pas non plus tous les pays sur lesquels vous régnez qui la produisent, mais seulement quelques-uns d’entre eux. On me dit que dans votre pays il est interdit, sous peines sévères, de fumer de l’opium. Cela signifie que vous n’ignorez pas à quel point cette action est nocive. Mais plutôt que d’interdire la consommation de l’opium, il vaudrait mieux en interdire la vente, ou mieux encore, en interdire la production, ce qui est le seul moyen de purifier la contamination à sa source. Aussi longtemps que vous ne prendrez pas cette mesure vous-même, mais continuerez à faire de l’opium et à inciter le peuple de Chine à l’acheter, vous vous montrerez soucieuse de la vie de vos propres sujets et insouciantes pour la vie des autres hommes, indifférente au mal que vous faites aux autres dans votre avidité pour le gain.
Une telle conduite répugne au sentiment humain et est en désaccord avec la Voie du Ciel (…) »
Dignitaire intègre autant que déterminé, Lin Zexu fait procéder à des milliers arrestations de Chinois impliqués dans le trafic. Il fait interdire par décret impérial toute importation d’opium puis rédige une lettre à la souveraine pour lui montrer l’injustice d’une telle pratique, une pratique dont les effets sur la population se font sentir, y compris dans les cercles du pouvoir. « Les lois interdisant la consommation de l’opium sont maintenant si sévères en Chine que si vous continuez à le fabriquer, vous découvrirez que personne ne l’achètera et qu’aucune fortune ne se fera par l’opium. (…) Tout l’opium qui est découvert en Chine est jeté dans l’huile bouillante et détruit. Tout bateau étranger qui, à l’avenir, viendra avec de l’opium à son bord, sera mis à feu, et tous les autres biens qu’il transportera seront inévitablement brûlés en même temps. Alors, non seulement vous ne parviendrez pas à tirer quelque profit de nous, mais vous vous ruinerez dans l’affaire. Ayant voulu nuire à autrui, vous serez la première à en souffrir. Notre Cour Céleste n’aurait pas gagné l’allégeance d’innombrables pays si elle n’exerçait un pouvoir surhumain. Ne dites pas que vous n’avez pas été avertie à temps. À la réception de cette lettre, Votre Majesté sera assez bonne pour me faire savoir immédiatement les mesures qui auront été prises (…). » (In Lettre du commissaire impérial extraordinaire Lin Zexu à la reine Victoria, 1839. Tiré de J. Chesneaux et M. Bastid, La Chine, vol. I, pp. 70-71.) Ni la Reine, ni le Premier Ministre ne daigneront lui répondre. Il est probable que l’entourage de Victoria ait intercepté la lettre dans laquelle Lin Zexu conseillait à la Reine de remplacer la culture de l’opium par celle de cultures vivrières en Inde. Lin Zexu prend alors en 1839 la décision d’arraisonner des jonques, de confisquer l’opium et de brûler en public les 20 000 ballots saisis. Il fournit ainsi aux Anglais le casus belli attendu. Mal préparées, mal équipées, l’armée et la flotte chinoises subissent revers sur revers en 1840 face à la Navy. Le Gouvernement impérial doit signer le premier des Traités Inégaux, d’abord avec la Grande Bretagne, le 29 août 1842, puis avec les nations européennes qui voient là l’occasion de profiter de l’ouverture du pays aux intérêts occidentaux. Les termes du traité sont léonins. A regret, l’empereur doit aussi consentir à l’exil loin de la cour du zélé Lin Zexu :
- Démobilisation et retrait des forces britanniques, restitution des prisonniers.
- Abolition du système dit de Canton, datant de 1760.
- Fin des Co-hong, intermédiaires entre les étrangers et les fonctionnaires impériaux.
- Quatre ports seront ouverts au commerce, dont Shanghai.
- Consuls appointés dans les ports.
- Tarifs fixes.
- Clause de la nation la plus favorisée accordée. France, Etats Unis, Allemagne
suivront… - Extraterritorialité reconnue et garantie.
- Indemnités de guerre: six millions en dollars-argent pour les ballots détruits par Lin Zexu, 3 millions pour indemniser les marchands, 12 millions en réparations et coût de la guerre.
- Enfin, cession de Hong Kong à la Grande-Bretagne. En 1860, la colonie s’agrandira des nouveaux territoires de Kowloon et la Seconde Convention de Beijing concédera aux Anglais un bail de 99 ans.
Une seconde guerre de l’opium suivra, en 1860, car les Chinois ne se sont pas acquittés des pénalités financières. Ce sont les Anglais et les Français qui déferont une seconde fois les forces chinoises. A l’époque, on a oublié en Europe le goût des philosophes des Lumières pour la Chine, son raffinement et son régime vanté par Voltaire. Les Occidentaux caricaturent désormais la Chine comme un dragon endormi qu’il faut dépecer, comme un melon dont on se partage des tranches juteuses. Ils perçoivent les Chinois comme un peuple en arrière face à l’Europe conquérante, décadent par rapport aux brillantes dynasties passées, corrompu et cruel. Le deuxième Traité Inégal, négocié par le Prince Gong, complète le premier… Il ne comporte d’amitié que dans le titre :
- Ouverture du port de Tianjin, ainsi que de 11 autres ports au commerce.
- Cession du District de Kowloon aux Britanniques
- Accès illimité en Chine accordé aux missionnaires
- Indemnité de guerre à solder à l’Angleterre et à la France.
- Accès libre des vaisseaux de guerre étrangers à la navigation sur le fleuve
Yangtze. - Cession de la Manchourie Extérieure à la Russie.
- Des légations s’installent à Beijing.
On notera deux points : la légalisation du commerce de l’opium est imposée et les Anglais vengent une offense cuisante : Les sinogrammes qui désignent un barbare( 野蛮人) ne doivent plus être utilisés pour désigner des officiels britanniques ou même tout sujet de la couronne.
Dans ce contexte et en représailles à l’exécution d’otages, Lord Elgin, à la tête de l’expédition franco-britannique, ordonne la destruction du Palais d’été. De nos jours, les autorités chinoises encouragent la visite du site où se dressait jadis le Jardin de la Parfaite Clarté, pour que cet épisode soit présent dans la mémoire des jeunes générations. Charles Guillaume Cousin-Montauban, était à la tête de l’expédition française, il sera fait Comte de Palikao (1796 -1878) par Napoléon III ( city of Bālǐqiáo: « le pont de 8 lis »). Le 6 octobre, des troupes françaises occupent le Palais d’été après la fuite de l’Empereur Qing Xianfeng.
Seuls un détachement symbolique de gardes et quelques eunuques sont en charge des lieux. Le 18 octobre 1860, Le haut-commissaire, Lord Elgin donne l’ordre de détruire le palais, officiellement en représailles et pour dissuader les Chinois de prendre des otages. 3500 soldats français et britanniques mettent le feu au Palais qui brûlera pendant trois jours… presque tous les pavillons sont réduits en cendres, des milliers d’objets, de manuscrits, sont vandalisés, le reste est partagé par la troupe comme butin. Victor Hugo, à qui un voisin à Guernesey avait demandé son avis sur les succès de l’expédition d’Orient, lui adressa une lettre vibrante d’indignation. Si Lin Zexu est un héros national, Victor Hugo reste très connu en Chine, car cette lettre figure toujours en bonne place dans les manuels scolaires :
« Monsieur,
Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le Palais d’Eté. L’art a deux principes, l’Idée, qui produit l’art européen, et la Chimère, qui produit l’art oriental. Le Palais d’Eté était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Cette merveille a disparu.(…)
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’Eté. L’un a pillé, l’autre l’a incendié. La Victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’Eté s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’Eté, plus complètement et mieux de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce formidable et splendide musée de
l’Orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grand exploit bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits.Nous Européens, nous sommes les civilisés et pour nous les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. »
Victor Hugo, Hauteville-House,
25 novembre 1861(In « Actes et paroles II, Pendant l’exil » Lettre au Capitaine Butler.)
Le goût de l’opium a déjà migré vers l’étranger. On trouve alors des fumeries à Paris, à Londres, dans les colonies d’Asie mais c’est une autre histoire…. L’Allemagne, L’Italie et surtout la Russie et le Japon s’engouffreront à leur tour dans la brèche lors de la Crise des Boxers et lors de la signature du Protocole de Beijing imposé en 1901, après le siège des légations. La Chine vit désormais sous un statut de semi-colonie, les derniers soubresauts de la dynastie conduiront bientôt à la Révolution de 1911. Pierre Loti, logé dans la Cité interdite abandonnée par l’Empereur, sera le témoin d’une ultime humiliation. Les derniers vestiges du Palais d’été seront à nouveau pillés pendant l’expédition des Huit Nations en 1901. On imagine aisément la stupeur des soldats qui y découvrirent à cette occasion les canons offerts par Lord MacCartney en 1793… toujours empaquetés.
La Chine, longtemps à la pointe de l’innovation et créditée des Quatre Grandes Inventions, a cru pouvoir se passer d’étudier la technologie occidentale pour combattre un jour un potentiel ennemi. Les guerres de l’opium ont été une amère leçon à payer pour prix de cette politique.
On ne peut comprendre l’idéologie chinoise actuelle du retour à la grandeur ou l’insistance des dirigeants à réclamer le retour d’objets d’art, volés en 1860 et toujours exposés dans les musées étrangers, sans faire un détour par ces épisodes des guerres de l’opium.
Article écrit par Professeure Sophie Rochefort-Guillouet, basé sur son travail à la communication académique sur les guerres de l’opium à Rouen.