Les couleurs dans la création artistique : Mémoire et synesthésies.

“Les arbres verts ou les Hêtres de Kerduel” Maurice Denis

Mnémosyne, mère des Muses

Les Grecs tenaient les neuf Muses, déesses tutélaires des Arts, pour les filles de Zeus et de Mnémosyne, une déité dont le nom allégorique désigne la mémoire. Cette étymologie indique clairement l’importance considérable que les Anciens, Grecs puis Latins, accordaient à la mémoire dans la maîtrise puis dans la pratique d’un art, fût-il musical, pictural ou littéraire. Cette conception classique a prévalu dans l’appréhension de la création artistique occidentale. Les Muses inspirent celui qui est leur nourrisson : l’aède grec, le vates romain (poète inspiré) réceptifs à leur voix, et à travers eux, en puisant dans leurs ressources mémorielles et leur créativité, elles engendrent la beauté. Dans cette tradition, la mémoire permet ainsi aux hommes de créer, car elle constitue un répertoire de formes, de sons, de couleurs, un inventaire mobilisable de gestes, de repères et de techniques dont les combinaisons infinies donnent naissance à l’art. Divin dans sa source, il devient le signe visible du Beau éternel dont l’artiste se remémore les critères et qu’il exprime avec son génie propre.

Arts et neurosciences

Certains écrivains, peintres ou compositeurs semblent en outre capables d’associer entre elles les sensations. Ainsi, Baudelaire, dans Correspondance, avance que « Les couleurs, les parfums et les sons se répondent. » L’étude de la symbolique des couleurs et des fonctions synesthésiques, celle de quelques liaisons entre poésie, musique et peinture invitent à penser que des connections sensorielles sont à l’origine de ce phénomène. Aux sonorités des vers de Baudelaire répond la mélodie d’un prélude de Debussy qui transcrit en notes le prisme évocateur du poète : « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir… » Le mot synesthésie tire son étymologie du grec syn (avec, union), et d’aisthesis, (la sensation) : il s’agit d’un processus neurologique par lequel plusieurs sens se trouvent instantanément mis en relation. Elle comporte un caractère esthétique et un élément affectif profond, connecte la mémoire aux sens et permet aux créateurs de développer des correspondances artistiques pour atteindre la sensation pure, absolue, universelle… En ce sens, la synesthésie est, comme l’imagination, créatrice. La clarté chez Baudelaire devient ainsi vaste, le parfum léger se convertit en couleur verte, se mue en son de hautbois.

Stimulus et neuro-imagerie

Il s’agit en fait de la possibilité d’associer spontanément des modalités sensorielles : une stimulation perceptive, émotionnelle ou même purement imaginaire, déclenche une expérience sensorielle consciente d’un ordre différent de celle qui l’a engendré. Le stimulus peut être un souvenir réactivé, une sensation – visuelle, olfactive, gustative, auditive, tactile -, une association mémorielle et il provoque une réaction cognitive ou affective d’un degré variable. Plusieurs études montrent que les tempéraments artistiques sont souvent sensibles à ce phénomène. Les synesthètes perçoivent avec une acuité accrue les sollicitations extérieures et procèdent à des associations qui font se mélanger les perceptions corporelles. Une lettre de l’alphabet va de la sorte rappeler le rouge, le bleu ou le noir. Un chiffre va renvoyer à un rythme, une note à un sentiment, une couleur à un état d’âme. Le schéma mémoriel des personnes concernées est plus développé et plus fécond lorsqu’elles réagissent aux stimulations externes. Les neurologues utilisent l’imagerie numérique pour cerner les aires concernées par cette activité. Il semble que certaines connections existantes à la naissance entre des zones du cerveau se maintiennent et restent opérationnelles chez les individus enclins à cette prédisposition, tandis qu’elles régressent et disparaissent chez la majorité des adultes. C’est ainsi que l’image de l’encéphale d’un synesthète montrera une réactivité paradoxale d’une zone dédiée à l’ouïe ou encore au goût à l’occasion d’une stimulation visuelle. Cette relation est bien réelle et explicitement perçue par le sujet, elle n’a rien de pathologique ou de fantasmatique.

De la médecine à l’art

La première occurrence d’un relevé scientifique remonte à 1710. Le docteur Thomas Woolhouse, médecin du roi Jacques II d’Angleterre, avait observé qu’un jeune homme devenu aveugle percevait des couleurs lorsqu’il entendait certains sons et pouvait rendre clairement compte de cette expérience. Au début du XIX siècle, un autre praticien, allemand cette fois, Georg Sachs, popularisa et vulgarisa cette théorie appelée jusqu’alors chromesthésie (de chroma qui désigne en grec la couleur). Les Romantiques et les Symbolistes cultivèrent jusqu’à l’excès systématique cette « éternelle analogie » dont l’attrait déclina rapidement par la suite. La psychologie et la psychiatrie s’y intéressèrent au début du XX siècle, Carl Jung s’enthousiasmant pour une question que sa subjectivité et la difficulté à quantifier le phénomène rendaient ambiguë, énigmatique et complexe.

Aujourd’hui, la recherche se concentre sur les synesthésies-graphèmes et les synesthésies-musique. Dans le premiers cas, le sujet va relier un signe, lettre ou chiffre, à une teinte et le processus variera selon les individus, leur histoire personnelle – d’où l’importance de la mémoire dans l’analyse des résultats -, et leurs cultures. Dans le second cas, les sons ou les tons, les altérations telles que le dièse et le bémol vont renvoyer à une couleur. Dans les deux modèles, la nuance va être plus ou moins marquée et les personnes interrogées fourniront à l’expérimentateur une réponse constante et qui leur est propre. Le son peut également déclencher un souvenir gustatif, une appétence ou un dégoût, dont l’origine n’est pas pavlovienne mais à rechercher dans les souvenirs de l’enfance. On retrouve ici le rôle de la mémoire individuelle et collective si on pense à la manière dont la tradition chinoise relie les cinq saveurs (acide, amer, sucré, piquant et salé) à une saison, à un organe, à une humeur, à une couleur afin d’assurer un parfait équilibre dans le métabolisme humain.

« L’homme qui peignait ses musiques »

Le peintre russe Kandinsky reste un des meilleurs exemples de synesthète mais on peut également mentionner le britannique David Hockney, artiste emblématique du Pop Art. Parmi les compositeurs, on compte Ligeti, Lizst, Rimski-Korsakov, Sibelius ou Messiaen. En 1911, Kandinsky écrivait à Schoenberg : « Vous avez réalisé dans vos œuvres ce dont j’avais, dans une forme à vrai dire imprécise, un si grand désir en musique. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre enfin des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous une forme picturale. Actuellement, une des grandes tendances en peinture est de chercher la “nouvelle” harmonie, par des voies constructives, où le rythme est à bâtir à partir d’une forme presque géométrique. » Selon sa perception hypersensible, Wassily Kandinsky considérait que les trois formes géométriques élémentaires et les trois couleurs primaires s’alliaient: triangle jaune, carré rouge, cercle bleu. A chaque couleur, il s’associait une vibration. Son œuvre devint le confluent de sensations que sa mémoire, son éducation, sa formation, ses émotions emmagasinées lui avaient enseigné à apparier.

Dans un registre contemporain, l’oeuvre de Yannis Xenakis : Le polytope de Cluny (pièce pour bande magnétique sept pistes et lumière, composée en 1972) restitue une expérience absolue du musicien et sollicite tous les sens de l’auditoire. En revanche, il ne faut pas étendre la thèse de la synesthésie à l’octave colorée d’Octave Alexandre Scriabine qui est une élaboration intellectuelle volontaire par laquelle il associait une couleur à chaque note de la gamme. Il se servait du clavier de son piano pour composer des pièces colorées. De la même façon, Ziryab, musicien prodige du luth (‘Oud) à Cordoba, dans l’Andalousie arabo-musulmane du IXème siècle, ne cherchait pas à transcrire une perception synesthétique lorsqu’il associait les cinq cordes de son instrument à une couleur : jaune, blanc, noir et rouge nuancé. Il illustrait la théorie hippocratique des humeurs et celle des liens étroits entre microcosme et macrocosme. Par exemple, lorsqu’elle est frappée par le plectre, la corde de Ziryab (dont on lui attribue la paternité) représente la vie, l’âme et, dans la mélodie, elle est perçue comme possédant une teinte chaude, donc, une aura rouge sombre. La corde nommée Dhil est attribuée à la terre et à l’atrabile, à la mélancolie, elle est donc noire dans cette typologie savante. En revanche, le piano-cocktail inventé par Boris Vian dans son roman L’Ecume des jours, en 1947 joue sur le registre de la métaphore synesthétique. Il s’agit d’un authentique « piano-bar » qui dose les liqueurs et les jus de fruits en fonction de l’humeur de celui qui en joue, transposant les portées en breuvages inédits pour papilles averties. L’écrivain définissait ainsi ce mot-valise : « un objet onirique qui unit deux plaisirs sensuels, le gustatif et l’auditif, grâce à l’ivresse conjuguée de l’alcool et du jazz. »

Il faut se faire voyant

Il est alors tentant de chercher la clé de certaines œuvres dans cet espace d’associations libres. Selon Rimbaud : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. » Cette métamorphose modifie les perceptions, ouvrant la voie aux collisions d’images et de sensations. Qui dira l’origine exacte du sonnet composé le 5 octobre 1883 par Rimbaud et qu’il intitula Voyelles ?

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles.

Je dirai quelque jour vos naissances latentes […]


– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! – »

Moins connu est le poème d’Ernest Cabaner, compositeur, poète et ami de Rimbaud auquel il dédia son alchimique Poème des sept nombres:

« Nombres des gammes, points rayonnants de l’anneau

Hiérarchique, – 1 2, 3 4 5, 6 7 –

Sons, voyelles, couleurs vous répondent car c’est

Vous qui les ordonnez pour les fêtes du Beau.

La OU cinabre, Si EU orangé, DO, O

Jaune, Ré A vert, Mi E bleu, Fa I violet,

Sol U carmin – Ainsi mystérieux effet

De la nature, vous répond un triple écho,

Nombres des gammes ! » […]

L’époque, rongée par l’ennui fin de siècle et hantée par le spectre de la décadence, était friande de sensations mêlées voire même frelatées. Dès 1877, Flaubert avait ouvert la voie avec l’épisode du dialogue entre le Sphinx et la Chimère, dans la Tentation de saint Antoine : « Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés… » Chez Huysmans, dans A rebours publié en 1884, Des Esseintes pousse le tædium viae jusqu’à la pathologie morbide. Il cultive le raffinement et la confusion des sens ou des genres, le dérèglement nerveux, le goût des paradis artificiels où l’intellect se libère de tous les carcans. Quinze ans après Huysmans, Lorrain, Rachilde, Mirbeau ajouteront des personnages délétères à la galerie étonnamment longue des éthéromanes spleenétiques. Dans Le masque de la mort rouge, Edgar Poe utilisait déjà l’association des tempéraments et des couleurs pour graduer le suspense du conte. Le spectre avançait de salle en salle, aux décors successivement bleu, pourpre, vert, orange, blanc, violet, gagnant la dernière tapissée de noir et éclairée par une lumière rouge sang. C’était le lieu de l’ultime révélation.

La madeleine et la sonate

Dans Guerre et Paix, Tolstoï a recours à une forme étrange de synesthésie qui met en contact un personnage et une couleur. Songeant à des amis, Natacha Rostov évoque ses souvenirs et décrit ainsi Boris : « Je le trouve un peu mince (…), gris, clair » ; quant à Pierre Bézoukhov, il est dépeint en ces termes : « C’est un bon garçon, bleu foncé mêlé de rouge… Comment expliquez-vous ça? » La synesthésie-réminiscence est par ailleurs une notion narrative centrale dans l’œuvre de Marcel Proust. Le passé ne re-vit que par la sensation qui le ressuscite sans crier gare et sans que l’expérience, au grand regret du narrateur de La Recherche du temps perdu, soit reconductible par le sujet. Le « dandy gris perle et noir » du tableau de Blanche, célébré par Morand, a montré que le travail de la mémoire demeure souterrain et ne peut rejaillir qu’au détour d’un événement qui le fait renaitre de manière fugace. Les pavés inégaux dans la cour de l’Hôtel de Guermantes raniment le souvenir de ceux de la place saint Marc à Venise, l’odeur des aubépines transporte le narrateur à Combray comme le chant de la grive ramenait Chateaubriand en pensée dans le parc du château de Combray. On pourrait, chimiquement parlant, comparer le phénomène à un précipité de mémoire, une expérience dans laquelle le réactif serait sensoriel et qui cristalliserait le souvenir diffus.

Ce sentiment du temps retrouvé s’accompagne de bonheur ou de douleur foudroyants. « [Ma mère] envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. » En revanche, Swan doit endiguer le flot de souvenirs que suscite en lui la sonate de Vinteuil, morceau qu’il l’écoutait aux temps heureux en compagnie d’Odette. « A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblait, en effet, à ce moment-là au plaisir qu’il aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas fait ; qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un seul sens. »

La petite phrase lui « a ouvert plus largement l’âme », Swan va revivre, à travers le déroulement de la partition qui le prend par surprise, les joies et les souffrances d’une passion morte à jamais. « Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur […] Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur. » Dans sa plénitude, le souvenir brise alors la surface de la conscience et libère la mémoire intacte, fulgurante. A en croire Lord Byron : « Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur, le souvenir de la douleur est douleur encore.»

PS: Il n’est pas interdit de se servir des synesthésies pour s’en moquer.

Voici pour conclure les titres de monochromes picturaux, imaginés par la verve d’Alphonse Allais :

• Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge (rouge)

• Stupeur de jeunes recrues de la Marine en apercevant pour la première fois la Méditerranée (bleu)

• Des souteneurs, encore dans la force de l’âge, le ventre dans l’herbe, buvant de l’absinthe (vert)

• Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige (blanc)

• Combat de noirs dans un tunnel, la nuit (noir)

• Manipulation de l’ocre par des cocus ictériques (jaune)

• Bande de pochards poussiéreux dans le brouillard (gris)

Author: Le Dragon Déchaîné

Welcome to Le Havre campus's newspaper

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s

%d bloggers like this: