par Sylvain Sainte-Marie

La Banque du Japon. Photo: SATOKO KAWASAKI via japantimes.co.jp
Jeudi 8 août 2024 au large de Kyushu, un séisme de magnitude 7,1 fait trembler l’archipel nippon. Si les dégâts sont minimes ce jour-là, l’agence météorologique japonaise alerte que la probabilité d’un mégaséisme est plus élevée que la normale suite à cette secousse. Pendant 1 semaine, les habitants restent en état d’alerte avant que l’alerte soit finalement levée le 15 août.
Or le sol japonais n’est pas le seul à avoir tremblé cet été. En effet, le 5 août à la Bourse de Tokyo, le Nikkei 225 enregistre une baisse de 12,4% en une journée, du jamais vu depuis l’éclatement de la « bulle japonaise » dans les années 80. Le lendemain, l’indice se relève de 10 points mais le monde de la finance, lui, retient son souffle encore quelque temps, inquiet des potentiels effets en chaîne. Si ce mini-krach boursier n’a pas engendré de crise financière plus large, alors même que la bourse de Tokyo est parmi les cinq plus grandes places boursières du monde, il est néanmoins important de comprendre les causes de cet évènement et ce qu’il nous apprend sur l’état de la finance et de l’économie japonaise.
L’événement
La chute du 5 août fait suite à une hausse des taux de la Banque centrale japonaise (BoJ) le 31 juillet élevant le taux directeur au niveau de 0,25% . C’est la deuxième depuis le début de l’année que le Japon ait connu depuis les années 1990 avec une politique de taux très faibles voir négatifs. La BoJ cherche par cette action à enrayer la dépréciation du yen par rapport au dollar, car une monnaie plus forte permettrait des importations à prix plus faibles. Les importations d’énergie japonaises sont notamment libellées en dollar et l’économie du pays repose lourdement sur celles-ci. Or, un renforcement de la monnaie japonaise signifie aussi des exportations moins bon marché et donc une baisse de compétitivité pour les entreprises nippones (un bien produit à coût fixe en yen voit son prix augmenter hors du Japon si le yen vaut plus de monnaie étrangère qu’avant).
Toutefois, une si faible hausse des taux ne suffit pas à expliquer la panique qu’a connue la bourse de Tokyo. En effet, un autre facteur a joué dans le même temps un rôle peut-être encore plus important. Début août ont été publiés aux Etats-Unis des indicateurs économiques plutôt mauvais. Le jeudi 1er août, Wall Street a enregistré de mauvais résultats, le Dow Jones a baissé de 1,21% et le Nasdaq a reculé de 2,3%, laissant douter des perspectives d’investissement dans les firmes américaines. De plus, le taux de chômage continue à augmenter ces derniers mois, passant de 4,1% de la population active en juin à 4,3% en juillet alors qu’on constate simultanément un net recul de la création d’emplois. De ce fait, certains craignent une récession puisque l’économie américaine ne devrait pas atteindre les niveaux de croissance espérés. Si cette mauvaise santé de la première économie mondiale est à grandement relativiser, ces chiffres laissent toutefois poindre la possible baisse des taux d’intérêt de la Federal reserve (Fed). De fait, la Banque centrale européenne l’a déjà fait et le mandat de la Fed prévoit la lutte contre le chômage, appelant à un relâchement du robinet financier.
Or cette double conjoncture modifie un équilibre fondamental des marchés financiers. Historiquement, les économies japonaise et américaine sont très liées. Comme le montrent les chercheurs Fei Han et Niklas J. Westelius dans un article publié en 2019, les activités de « carry trade » jouent un rôle majeur dans les appréciations du yen. C’est précisément ces échanges qui se sont retournés le 5 août. Le carry trade consiste à profiter de l’effet de levier provoqué par la différence entre deux devises. Dans le cas Japonais, des investisseurs s’endettent à faible taux en yen puis placent cet argent dans des actifs américains à fort rendement. Or quand les taux japonais augmentent et que les taux américains semblent être sur la baisse, l’activité devient moins intéressante et les investisseurs craignent peut-être même un renversement. Les nouvelles informations ont donc incité certains acteurs à rapatrier une partie de leur fonds au Japon: le yen est en effet une monnaie refuge. Cela participe à l’appréciation de la monnaie nationale, d’autant que les taux bas de la BoJ ne permettent pas d’enrayer ce processus comme le démontrent Han et Westelius. Finalement, une monnaie plus forte dégrade les perspectives de profits des firmes exportatrices, nombreuses dans le Nikkei 225. Tokyo electron a par exemple vu sa cotation en bourse baisser de 18% au moment du mini-krach.
Aujourd’hui l’événement ne semble pas avoir fait tant de vague, alors n’était-ce qu’une tempête dans le verre d’eau de la finance qui n’aura finalement pas mouillé le reste de l’économie ? Dans l’immédiat en effet il y a fort à parier que peu de choses changeront, mais cet évènement est toutefois révélateur de plusieurs tendances.
Les perspectives du carry trade
Après le mini-krach, de nombreux acteurs ont imputé l’ampleur de celui-ci à l’utilisation d’algorithmes pour réaliser les transactions de carry trade. Comme nous l’avons expliqué, le fonctionnement de cette activité repose sur peu de facteurs et l’automatisation des transactions ainsi que la réactivité des algorithmes aux moindres variations ont pu amplifier l’effet de réaction en chaîne.
Par ailleurs, le carry trade au Japon a beaucoup changé ces dernières années, passant des mains d’acteurs institutionnels comme l’Etat ou les banques, à celles d’acteurs privés, envieux de profiter de l’importante épargne japonaise. L’intensité de ces opérations étant très complexe à mesurer, il est difficile de la prévoir à long terme. Si il est évident qu’elle va diminuer dans les prochains mois, on ne sait pas quel impact elle aura dans un futur plus lointain.
Ce qui s’annonce pour l’économie mondiale
Une chose est sûre, la secousse japonaise n’a pas entraîné de réactions majeures des autres marchés financiers. Le CAC 40 a certes vu une légère baisse mais toute réaction en chaîne a été évitée. Toutefois, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance du Japon dans le système financier mondial. Premier créditeur mondial et premier détenteur de dette américaine, le pays comptait fin 2023 10,6 trillions d’actifs étrangers. Or, pour renforcer sa monnaie, le Japon s’est mis à vendre une partie d’entre eux. En retour, l’augmentation de l’offre d’actifs d’entreprises américaines par exemple limite les capacités d’investissement de ces dernières (l’offre d’actifs augmente alors que la demande reste plus ou moins la même donc la valeur baisse). De plus, si d’autres évènements comme celui-ci viennent à se reproduire, les investisseurs japonais seront surement encore forcés de vendre des actifs (effet de monnaie refuge). L’importance du carry trade jouera évidemment un rôle dans les répercussions futures des ventes d’actifs par le Japon. Cette histoire entamera peut-être un nouveau chapitre alors que la Fed a annoncé baisser ses taux ce mercredi 18 septembre. Les taux restés élevés de la banque centrale des Etats-Unis sont ainsi passé d’une fourchette comprise entre 5,25% et 5,5% à une fourchette de 4,75% à 5%. Alors que les événements de cet été ont mis encore une fois en évidence la grande dépendance des économies asiatiques aux politiques économiques américaines, le Japon pourra-t-il se sortir du marasme dans lequel il se trouve plongé depuis les années 90 ?
Le piège de la politique monétaire japonaise
Cet événement a fondamentalement rappelé la spécificité de la politique ultra-laxiste de la BoJ. Il y a fort à parier que si le taux directeur s’était trouvé à un niveau plus élevé avant la hausse, les chiffres enregistrés le 5 août auraient été moins impressionnants. Il faut rappeler que depuis l’éclatement de la bulle japonaise et dans l’espoir de relancer l’activité, la BoJ a beaucoup innové en termes de politiques monétaires non conventionnelles. Elle fut la première à pratiquer des taux aussi faibles, voire négatifs et mener des politiques de « quantitative easing ». La banque centrale a ainsi racheté pendant 20 ans des obligations de l’Etat nippon auprès des institutions de dépôt. Si celles-ci possédaient 40% de la dette japonaise en 2013, ce chiffre est inférieur à 10% aujourd’hui.
Mais cette modernité pour l’époque a toutefois bloqué la banque centrale du pays. En effet, des rachats aussi agressifs ont conduit à un assoupissement du domaine privé comme le pointe The Economist dans son numéro du 31 août. Or, aujourd’hui la BoJ a besoin que ce secteur reprenne vie pour pouvoir enfin sortir de cette politique ultra-laxiste. Toutefois, l’ancienneté de certaines obligations empêchent leur rachat par le privé (duration risk) si bien que seul un cinquième de ce que possède la BoJ est susceptible d’être racheté. Une autre possibilité est de freiner les rachats, ce qui conduirait à une hausse des rendements perçus et attirerait ainsi les investisseurs.
Néanmoins, l’article de The Economist souligne la complexité de mener une quelconque politique. En effet, une action rapide de la BoJ dans le sens d’une revitalisation du secteur privé causerait une hausse des rendements, ce qui signifie en retour un alourdissement des dettes de l’Etat. Toutefois, si elles sont immenses, elles ont été contractées à une époque de taux bas. Or une hausse même minime, dans ce cas, entraînerait un alourdissement significatif du coût du remboursement de la dette. Ce poids sur le budget se fera ressentir dans les politiques de l’Etat et l’économie réelle, avec des conséquences violentes sur le contribuable japonais. Un véritable cauchemar politique serait à prévoir. A l’opposé, une action lente est un problème dans la mesure où la banque centrale se retrouve pieds et poings liés encore longtemps pour lutter contre les chocs. Chocs qui, comme on l’a vu, peuvent arriver à tout moment. Dans ce contexte, Tamura Naoki, membre du conseil d’administration de la BoJ, a indiqué le 13 septembre que la banque centrale devrait à court terme relever par étape son taux d’intérêt à au moins 1 % environ, afin d’assurer la stabilité des prix.
